Thème de la saison 2025-2026
LA LIMINALITÉ
La liminalité (du latin limen - le seuil) est un concept de plus en plus utilisé dans les réflexions sur la littérature, l'art et les sciences humaines au sens large. Connu de longue date, il éveille à notre époque un intérêt de plus en plus vif. La liminalité décrit des phénomènes frontières dans l'art (comme aussi dans la vie, source pour les artistes). Les situations frontières sont liées à un franchissement dans les catégories de temps, d'existence, d'espace physique et métaphysique, d'états de sommeil et d'éveil, mais aussi d'états d'esprit, de santé et de maladie, de condition corporelle et spirituelle de l'homme.
La liminalité peut aussi définir une suspension entre deux états, et se lier à un sentiment de perte, d'effacement de significations, d'errance sur un territoire non balisé, d'absence de racines, d'ambivalences et d'existence difficile de toutes sortes d'« inter-». Une situation existentielle liminale a un statut exceptionnellement intéressant pour un artiste, étant donné qu'elle peut être décrite dans une poétique du fragment que les romantiques ont élevée au rang de méthode de connaissance en art. Les romantiques ont au seuil de notre modernité pressenti que le monde dans son essence mystérieuse et complexe répondait plus volontiers à un appel poétique reposant davantage sur une intuition et une description incomplète et fragmentaire que sur un discours systématique de raison éclairée, vraiment désarmée devant des questions qui dépassent la rationalité humaine. Le but de l'art ancien était souvent une image de totalité, de construction d'une image cohérente de la réalité capable de rendre un état d'esprit et de pensée de l'homme. Aujourd'hui, dans notre monde postmoderne, nous ne trouvons plus, voire nous ne cherchons plus, une telle Totalité ainsi comprise. C'est pourquoi les signes de fragmentarité, d'hétérogénéité, d'ambivalence, de diversité de discours et de fluidité dans le franchissement des frontières de ces discours sont des signes de notre temps. Les efforts des artistes peuvent se concentrer sur la découverte d'ambivalences, sur une problématisation, mais aussi un rapprochement et un resserrement de ce monde divisé.
En effet, souvent, on ne franchit plus ces frontières car ce sont elles qui se rapprochent les unes des autres, perdant leur caractère d'antipodes. Dans le monde postmoderne, la dislocation de la Totalité qui a durant des siècles rempli une fonction créatrice de sens provoque un effacement de ces catégories en tant qu'identité, but, sens, objectivité de signification, et elle nous place dans une situation d'anomie, une situation-frontière qui exige de l'art une expression. Dans cette optique, l'espace liminal devient une scène unique en son genre où l'on peut parvenir à un échange vital de significations et même, peut-être, d'intégration de sens qui jusque-là avaient paru éloignés et contradictoires. Le mouvement primaire, existentiel, auquel souvent se confronte l'art dans toutes ses variantes interdisciplinaires a le pouvoir d'assimiler des situations frontières, et même d'y puiser de la force. Ainsi que l’a montré la critique de la tradition métaphysique occidentale menée par Martin Heidegger, l'essence n'est pas dans l'être, mais elle s'essentialise dans le cours de l'être. L'intuition qui est en art un pouvoir de connaissance, car capable de connaître directement, peut être comprise comme une force élémentaire de vie, plus liée au corps et à l'imagination qu'à l'intellect.
Dans le monde où nous vivons, les règles stables et les valeurs subissent une fluidification et sont soumises à un déplacement. Même les frontières qui ont pu définir des territoires éthiques ou de connaissance sont dans le monde postmoderne de plus en plus soumises à des déplacements et relocations dans des contextes différents des précédents.
Notre nouvelle saison, dont le Festival des Formes Radicales est consacrée à tous les artistes, qu'ils soient de théâtre, d'arts visuels, de musique, ou interdisciplinaires ou multimédias, créant à la frontière de la forme de leur matériau, et intéressés par la thématique d'espaces allant entre connu et inconnu, et exigeant leurs voix.
Consciente de l'incertaine condition métaphysique de l'homme dans un monde qui a perdu la stabilité de la connaissance et son établissement entre des frontières jusque-là inviolables et définissant le territoire de l'homme, je reprends des vers d'un poème contemporain polonais et je les dédie à tous les artistes :
à la fin
de l'ouvrage
soustraire la fondation
sur laquelle il s'appuie
car les fondations
limitent le mouvement.
Par Elizabeth Czerczuk